Interview – septembre 2014 [Traduction]

Patrick Demarchelier est né près de Paris, en 1943, et si un film devait retracer sa vie, il inclurait inévitablement la scène poignante de son beau-père donnant au perturbateur qu’il avoue être, un appareil photo Eastman Kodak, pour son 17ème anniversaire. Après avoir servi d’assistant à des noms comme Hans Feurer, le jeune Demarchelier se lance en solo, déménage à New York et développe ce qui est maintenant sa signature, un style saisissant de la photographie de mode. En déstabilisant un éditorial minutieusement élaboré, ou un portrait de la princesse de Gales, Diana, dont il était le photographe officiel, avec un soupçon de spontanéité, Demarchelier crée une sorte de verve, de frisson qui ont fait de lui une légende, et de son nom une marque pour les royautés de l’industrie de la mode. La première chose que Miranda Priestly veut savoir lorsqu’elle interroge sa nouvelle assistante désespérée dans « Le Diable s’habille en Prada », c’est : « Est-ce que Demarchelier a confirmé ? »

La star de « The Duchess » (2008), Keira Knightley, s’y connait pas mal en royautés portées à l’écran. En novembre, elle sera au côté de Benedict Cumberbatch dans le drame sur la Seconde Guerre mondiale, « The Imitation Game », film sur la machine qui a permis de décoder Enigma. Ici, elle s’essaie à décoder Demarchelier, en amenant le photographe à regarder sa vie à travers une lentille. Telle l’assistante bienfaitrice du vilain, elle a cerné Patrick.

KEIRA KNIGHTLEY : Eh, Patrick ! Comment ça va ?

PATRICK DEMARCHELIER : Très bien. Je suis en vacances, à Long Island. Dans quelques jours, j’irai en Suède. Ensuite, je retourne à New York pour une journée, et puis je vais à St. Barts, pour un voyage d’affaires de quelques jours, et puis ce sera fini.

KNIGHTLEY : Oh, Seigneur ! Tu es partout. Où vas-tu exactement, en Suède ?

DEMARCHELIER : Nous allons dans le nord. Il y a un hôtel et un spa. C’est en haut d’un arbre.

KNIGHTLEY : En haut d’un arbre ? C’est là qu’ils ont une boîte faite de miroirs, pour qu’on ne la voie pas ? Tu es déjà allé à cet hôtel ?

DEMARCHELIER : Non, jamais. Je suis déjà allé en Suède (ma femme est suédoise), mais cet endroit est nouveau [pour moi]. Comment ça va ? Tu es sur un film, en ce moment ?

KNIGHTLEY : Non, pas en ce moment. Ce que je fais ? Je viens d’acheter un paquet de livres, que je lirai cet été, et, avec un peu de chance, je choisirai un autre film basé sur l’un d’eux. Je ne sais pas si ça se fera, mais c’est un moyen très efficace de travailler. D’accord. Je vais te poser quelques questions. Quelle est la photo que tu préfères parmi toutes celles que tu as prises ?

DEMARCHELIER : Je n’y pense pas vraiment. Je me focalise sur les prochaines photos. Le passé, c’est le passé, non ? Chaque jour est un nouveau défi. C’est pareil pour toi : ton prochain film représente un nouveau défi. La photographie, c’est juste le temps du cliché (un jour, deux jours), et le jour suivant, on est passé à autre chose.

KNIGHTLEY : Est-ce que tu prends des clichés même lorsque tu n’es pas sur une séance photos ? Est-ce que tu emportes toujours un appareil avec toi ?

DEMARCHELIER : Pas tant que ça, non. Je n’emmène pas mon appareil avec moi, quand je sors. Mes yeux sont mon appareil de tous les jours.

KNIGHTLEY : Est-ce que ça signifie que, lorsque tu te promènes, et que tu trouves l’inspiration, tu la mémorises et tu l’utiliseras peut-être plus tard ?

DEMARCHELIER : Absolument. Si tu adores quelque chose, c’est dans ton système.

KNIGHTLEY : Que serait ton jour idéal, ton jour rêvé ?

DEMARCHELIER : Chaque jour est un rêve, chaque jour que je passe avec ma femme.

KNIGHTLEY: Oh. Est-ce que fais exclusivement de la photographie de mode ?

DEMARCHELIER : Non, je fais des photos de mode, des portraits, des nus. Parfois, je photographie aussi des animaux. J’adore l’Afrique. J’adore ce qui est sauvage. J’adore mon chien. D’ailleurs, le meilleur portrait que j’ai fait était de mon chien.

KNIGHTLEY : De quelle race est-il ?

DEMARCHELIER : C’est un teckel à poils longs. C’est très drôle : lors d’un défilé, à Paris, il y a environ six ans (au Petit Palais, le musée sur les Champs Elysées), un grand défilé, il y avait une immense photo de mon chien, Puffy, de trois mètres de haut. [Rires]

KNIGHTLEY : Quel est ton prochain défilé ?

DEMARCHELIER : J’ai un défilé à Tokyo, avec Dior. J’ai réalisé un livre pour Dior Haute Couture, il y a trois ans, et je prépare un autre livre pour eux, qui sort en novembre. On organise un défilé à Tokyo avec les vêtements et les photos rassemblés.

KNIGHTLEY : Comment ça fonctionne, de travailler avec une maison comme ça ? Tu dois perpétuer la tradition tout en la faisant évoluer, n’est-ce pas ?

DEMARCHELIER : Ils me laissent faire ce que je veux, en fait. Ils me confient les vêtements, et je fais ce que je veux. C’est un projet très intéressant.

KNIGHTLEY : Tu m’as dit quelque chose de très intéressant, lors de la séance photos : « Tu dois détendre ton visage, parce que c’est en ça que consiste le fait de bien jouer, un visage détendu. C’est pareil lorsqu’on te prend en photo. »

DEMARCHELIER : Le visage doit être détendu. Plus il est détendu…

KNIGHTLEY : Tu as parfaitement raison. C’est très drôle, parce qu’aucun photographe ne m’a dit ça avant toi, et aucun n’a fait la relation entre ces deux choses. Tu travailles en numérique, c’est ça ? Est-ce que tu utilises encore des pellicules ?

DEMARCHELIER : Très rarement, et seulement pour faire des effets particuliers, quand il le faut. Autrement, je n’utilise plus de pellicules.

KNIGHTLEY : J’ai remarqué que les gens qui ont débuté avec la pellicule ont toujours la capacité de voir la personne en face d’eux. Alors que, pour beaucoup de photographes qui n’ont travaillé qu’avec le numérique, la relation entre le photographe et la personne qu’il photographie n’existe plus. Ils regardent un écran d’ordinateur plutôt que la personne.

DEMARCHELIER : Absolument. J’adore le numérique, mais le seul problème, c’est l’intimité qui se perd. Les gens regardent directement l’écran. Avant, personne ne voyait la photo avant d’avoir la photo finale. Il y avait plus d’intimité, d’une certaine manière.

KNIGHTLEY : Est-ce que tout le monde devient alors obsédé par l’image, essaie soudain d’être parfait, plutôt que d’essayer de capturer un instant ?

DEMARCHELIER : Oui. Aujourd’hui, on travaille plus comme une équipe, avec des gens qui ont bon goût. C’est intéressant. On peut corriger des choses, et si on n’aime pas immédiatement une photo, on peut l’altérer. Avant, on faisait beaucoup de photos et on en choisissait une ensuite. Ce n’est pas vraiment comparable, c’est une manière différente de travailler.

KNIGHTLEY : Est-ce que tu aimerais revenir en arrière et retravailler sur pellicule, ou est-ce que tu penses qu’il faille continuer à aller de l’avant ?

DEMARCHELIER : Travailler sur pellicule n’est pas très pratique. Le monde d’aujourd’hui va plus vite, et le numérique est très rapide.

KNIGHTLEY : Est-ce que le côté physique te manque ? Je crois que je suis une irrémédiable romantique concernant la pellicule. Il y a quelque chose autour de ce cliché unique qui capture un instant T, et autour du processus physique de la lumière qui frappe la lentille, et la chambre noire. Je trouve difficile de voir le romantisme dans le numérique.

DEMARCHELIER : C’est possible aussi avec le numérique, en fait. Je prend un polaroid avant une séance. Avec un Polaroid, on fait une photo, trois photos, c’est réellement un instant. Capturer cet instant avec ces photos est intéressant.

KNIGHTLEY : Ta séance photos, l’autre jour, a probablement été la plus rapide de toute ma vie, et c’était merveilleux. As-tu toujours été très rapide ?

DEMARCHELIER : Ah. Les choses vont vite avec moi. J’aime faire les photos avant que les gens ne deviennent trop conscients. J’aime être spontané et prendre un cliché avant que le sujet n’y réfléchisse trop. Parfois, ça peut être intéressant de prendre tout son temps, alors si on est très, très lent, on s’ennuie tellement que c’en devient aussi intéressant. [Rires]

KNIGHTLEY : Quels ont été les pires sujets à photographier ?

DEMARCHELIER : Tout le monde peut prendre une bonne photo. Tout le monde est intéressant. Tout le monde a un visage intéressant. Certaines personnes sont plus difficiles, ou plus nerveuses, ou plus fatiguées. Lorsqu’on tourne un film, il y a du mouvement, on parle, on bouge. On ne voit pas la caméra. Lorsqu’on fait une photo avec un photographe, on ne parle pas, c’est plus difficile pour le corps de se détendre, d’être soi-même, que pour un film.

KNIGHTLEY : Absolument. On recherche cet instant particulier qui raconte une histoire, ou quelque soit ce qu’on essaie de capturer. As-tu déjà réalisé des films ?

DEMARCHELIER : Je réalise parfois des publicités. C’est drôle, parce que dans les pubs, il m’arrive de travailler pour des clients qui me disent : « Le mannequin n’était pas top. » Dans le film, en mouvement, elle était bien, mais dans la photo promotionnelle, c’était difficile d’avoir une image d’elle. C’est typique, lorsqu’on fait un film, parce que dans le film, on bouge, on a de la personnalité, on n’a pas besoin d’être beau.

KNIGHTLEY : Comment en es-tu arrivé à ton idée de la beauté ? Avais-tu des idoles, en grandissant ? Des gens que tu admirais, sur le plan artistiques ?

DEMARCHELIER : La beauté est partout. Et, non, ma manière de photographier est venue naturellement, sans que j’ai d’inspiration particulière en grandissant.

Traduction © Admiring Keira Knightley. Reproduction interdite.