ELLE – 23 janvier 2015

Keira Knightley, l’actrice surdouée

Rencontre à Londres avec Keira Knightley, la star à l’affiche d' »Imitation Game ».

Ce jour-là, nous passons six heures avec Keira Knightley. On a fait le voyage jusqu’à Londres pour voir en vrai l’air décidé qu’elle a dans tous ses rôles. Ce regard incandescent que de nombreuses personnes prétendent, à juste titre, difficile à soutenir. Ce bas du visage étrange, qui fascine parce qu’il éradique tout ce que la beauté de cette fille pourrait avoir de lisse. Il s’agit d’un shooting pour le journal, dans un studio vaste comme une cathédrale. Keira, on la voit arriver du fond de la pièce à grandes enjambées : ses cheveux longs, très fins et légers volettent, sa grosse veste en mouton retournée (une Burberry, on ira voir après en douce) est usée comme la pelisse d’un cow-boy, ses Doc Martens marron sont éculées, sa salopette en toile bleu marine est trop grande pour elle (elle dira plus tard la marque : MiH). Chez Chanel, qui la suit depuis des années, on l’a toujours connue avec la même salopette. A propos d’habits, nous sommes prévenus : la mode, Keira Knightley s’en fiche. Qu’on ne se précipite pas pour lui parler de frivolités. Elle s’en fiche peut-être, mais, quand l’une de nous se présente en balbutiant, elle pointe son doigt sur sa microscopique et unique boucle d’oreille : « J’ai la même ! » La cote de toute l’équipe monte très fort. Elle part au maquillage. On se tient à l’écart, une main en cornet pour entendre ce qui se dit. Andreas Sjödin, le photographe, va non seulement la saluer, mais faire aussi vraiment connaissance. Pas si courant de nos jours. « Tu as fait combien de films dans ta vie ? » Et elle : « Alors là… aucune idée. » Elle a 29 ans, et elle ne se souvient déjà plus du nombre de films qu’elle a tournés. Assis près de Keira, Andreas Sjödin postule que, comme elle est sublime, elle n’aura pas besoin de faire la belle pendant le shooting. Il veut que ce soit très simple. Et elle : « Oui, parce que, parfois mon visage, c’est trop. » Elle fait référence à certains maquillages forcés, même si, nous, c’est à sa beauté qu’on pense. En effet, pour « Orgueil et Préjugés » (2006), Joe Wright hésitait à choisir Keira : le réalisateur avait peur qu’elle ne soit trop… parfaite. Il n’a été rassuré qu’en la rencontrant. Il lui a serré la main, il s’est écrié : « Ah non, finalement, ça va ! » Elle a raconté ça dans une émission de télé aux Etats-Unis.

Je sais que j’ai un truc bizarre

Nous sommes sept autour d’elle. Le studio, c’est donc un loft, une immensité. La prise de vue commence, et, aussitôt, Keira nous montre comment elle sait l’habiter, elle, l’immensité. Les images sur l’écran de contrôle, à trois mètres d’elle, sont si fortes qu’on en reste sans voix. Son regard mange chaque photo. Photographe en transe, du coup. Malgré une musique de fond apaisante (Cesaria Evora et Joan Baez), Andreas Sjödin connaît une épiphanie. Aux plus grands top models de la planète, il préfère cette actrice à la subtile économie de mouvements, au naturel poignant. En modifiant à peine un haussement de sourcils, Keira exprime un monde. Rien en elle ne semble tendu, ses mains sont souples, elle bavarde en posant, comme si de rien n’était. Elle dira ensuite : « Ce sont des années de travail pour arriver à ça. Au début, le visage en gros plan, cela va à peu près, vous le figez dans une expression, mais, dans les plans larges, votre corps tremble, vous ne maîtrisez rien. » Le photographe maintenant sautille comme un cabri. Si, au début, il ne crie que « Waouh ! », vite il hurle carrément « Jésus-Christ ! » après chaque photo en rampant sur les genoux. Il demande toujours plus à Keira : « Donne-moi plus de jambes… », « Donne-moi plus de fragilité », « Plus de peau… » Et le merveilleux : « Donne-moi… fais-moi le truc magique ! » Sur l’écran de contrôle, une lueur sauvage, effrontée. Elle sait rudement bien le faire, le truc magique, bon sang. Quand on demandera plus tard si les cris du photographe ne l’ont pas gênée : « Non, j’ai trouvé ça généreux. » La prise de vue terminée, Keira remet sa salopette et ses Doc, secoue la tête tel un chat qui s’ébroue. L’interview peut commencer. La première question évoque sa façon très particulière de jouer ses rôles avec les épaules un peu en dedans. Notamment, dans « The Duchess » (2008), où sa posture vulnérable transcende la robe d’époque, les perruques. « J’ai toujours eu du mal à me tenir droite. J’étais la plus grande à l’école, ça m’a façonnée. Parfois, les rôles n’aident pas à garder la tête haute. Dans ‘The Duchess’, les perruques étaient très lourdes, ma nuque pliait sous leur poids. Il a fallu les attacher avec des fils au plafond. » On revoit soudain Keira au talk-show d’Ellen Degeneres : Ellen lui propose de mettre une perruque XVIIIe (et en met une aussi). Hilarante scène où la potacherie de Keira, à cet instant, montre à quel point elle est jeune. Ensuite, on lui parle de son visage. La question est ainsi formulée : « Arrêtez-moi si je vous choque, mais il me semble qu’il y a quelque chose d’imparfait au niveau de vos dents, de votre mâchoire… » Non, on ne la choque pas : « Je sais que j’ai un truc bizarre. On peut le prendre négativement ou positivement, selon ce que l’on veut prouver. Dans ‘A Dangerous Method’ [réalisé par David Cronenberg en 2011, ndlr], j’avais décidé d’en jouer pour mettre en avant la complexité du personnage avec mes propres moyens physiques. Avec tout, il faut se débrouiller. »

Les jolies actrices tombent amoureuses des musiciens

Keira Knigthley est notoirement super intelligente, quasiment une surdouée. L’était-elle en classe ? « Non, j’avais un handicap. On m’a diagnostiquée dyslexique à 6 ans. Je me suis révélée incapable d’apprendre à lire et à écrire. Mes parents étaient dans le monde du théâtre, de l’art, et, depuis l’âge de 3 ans, je voulais être comédienne. Personne ne me prenait au sérieux. Mais, quand ce problème avec la lecture est devenu vraiment invalidant, mes parents ont eu l’idée de me faire jouer la comédie, à condition que je lise les textes à haute voix. Ce marché me sauvait de la médiocrité de ma scolarité. Et, très vite, à 8 ans, j’ai dû avoir un agent car on m’a proposé un rôle dans un film pour la télévision, ‘Royal Celebration’ [en 1993]. Jouer est la seule vie que j’aie connue. » Il y a pourtant une autre vie. Elle a épousé en 2013 James Righton, le chanteur du groupe Klaxons. Les jolies actrices tombent amoureuses des musiciens, on dirait. Un collègue journaliste à Paris, qui connaît Righton, nous a dit que c’est un garçon brillant qui prend la gloire de sa femme avec une nonchalance rafraîchissante. Est-ce vrai ? « Il en a juste rien à cirer. grâce à ça, on a enfin la paix. » Cette paix est-elle compatible avec le fait d’être l’image d’une marque ? Depuis 2007, c’est Keira qui incarne le parfum Coco Mademoiselle. A-t-elle besoin de ce tremplin-là ? Là encore, réponse limpide : « Pensez-vous qu’on puisse échapper à cet aspect de la notoriété, aujourd’hui ? Je ne le crois pas. D’une certaine manière, avoir dit oui à Chanel me protège du business de la mode autour des actrices. C’est réglé : je suis prise, comme on dit. » Elle me confie que même Emma Thompson, si cérébrale, une pure intello shakespearienne, trouve que refuser Chanel est une hérésie. Voilà, c’est presque fini. On est tous là à lui dire combien elle est extraordinaire dans « Imitation Game »*, le film de Morten Tyldum. Elle joue une mathématicienne (encore une surdouée). Ça raconte la vie d’Alan Turing (interprété par Benedict Cumberbatch), un chercheur dont les travaux, pendant la Seconde Guerre mondiale, ont contribué à créer les premiers ordinateurs et à accélérer la chute des Nazis. Dans le train qui nous amenait à Londres, nous avons lu une longue interview de Cumberbatch (dans le Time). Sur dix-neuf questions, une seule sur sa vie privée, toutes les autres tournent autour de : « Quel effet ça fait de jouer un génie ? » Keira : « Je connais ça par cœur, si vous saviez. A un homme on demande comment il bosse ; à une femme, comment elle concilie sa vie privée et sa vie professionnelle. Dieu merci, aujourd’hui, on a parlé de mon travail. » Une rumeur sur Internet dit qu’elle est enceinte. On ne s’y hasarde pas. Ce qu’il y a sous la jolie salopette, ma foi, c’est sa vie.

* Sortie le 28 janvier.

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