The New York Times – 21 octobre 2015 [Traduction]

Pour ses débuts à Broadway, Keira Knightley n’a pas peur des ténèbres

Par JESSE McKINLEY

Lors d’un récent après-midi, sous un ciel sombre artificiel, Keira Knightley (celle-là même qui a joué dans les films de pirates et d’époque) était une fois de plus assise à bord d’un bateau mouvant, sur un plan d’eau agitée. Les hommes se battaient pour elle, comme à l’accoutumée, et l’un d’eux n’allait pas regagner la côte. Mais Madame Knightley ne pu retenir un bâillement pour autant.

Le petit canot était hors de danger, n’ayez crainte, entouré des murs du Studio 54, où Madame Knightley apparaît dans le rôle titre de la production de la Roundabout Theater Company de « Thérèse Raquin », l’adaptation au théâtre par Helen Edmundson du classique d’Emile Zola, datant du 19ème siècle, à propos d’amour, de culpabilité, et de l’importance cruciale des leçons de natation.

Bien que la vue d’une star de cinéma coincée dans un bateau à rames (lequel s’agite dans un bassin peu profond, imaginé par le créateur des décors, Beowulf Borritt) ait été étrange, un détail plus révélateur se trouvait peut-être dans ce bâillement qui, au moment précis de cette répétition technique, était sans doute dû plus à la fatigue qu’à l’ennui.

Madame Knightley, après tout, se prépare à faire ses débuts à Broadway, le jeudi 29 octobre, seulement cinq mois après une autre première : la naissance d’une petite fille prénommée Edie, dont les jouets, les couvertures et les couches sont des objets communs dans sa loge, au théâtre.

Elle a découvert que la maternité, tout comme le théâtre, peuvent se révéler des tâches pénibles.

« Nous sommes en pleines sessions pour prendre des notes, et je suis littéralement occupée à essuyer la morve du visage de ma fille, explique Madame Knightley, assise dans une loge parée de photos Polaroid d’un parent fier, et d’un nombre important de lingettes pour bébé. Et mon mari essaie de changer sa couche, pendant qu’elle se roule sur le sol. »

Madame Knightley semble à la fois enthousiaste et intimidée face à ses divers débuts, parlant en des termes similaires de son rôle de Thérèse (« C’est aussi sombre que possible, vous savez, c’est comme sauter d’une falaise pour atterrir droit en Enfer ») et de l’intensité de l’amour d’une jeune maman.

« On donne naissance à un être et on pense automatiquement : ‘Je mourrais pour lui’, et on ne ressent cela pour rien d’autre au monde, commente Madame Knightley, ajoutant : Ce petit être qui me hurle au visage, et je ne me pose même pas de questions. C’est sombre, et c’est profond, et c’est très, très, très étrange. »

La pièce (l’une des deux seules écrites par une femme, prévues cette saison à Broadway) repose sur le pouvoir d’attraction de l’actrice, et sur la réputation de Madame Edmundson en tant qu’interprète d’élite du milieu littéraire et intellectuel. Mais ce n’est pas un pari gagné d’avance ; une adaptation en 2001, « Thou Shalt Not », n’est pas parvenue à rencontrer son public, en dépit de musiques et de paroles écrites par Harry Connick Jr. (La production de Roundabout a attiré jusqu’à présent un public important mais pas massif pour ses premières représentations, avant la première.)

Pour une actrice connue pour sa capacité à étinceler et charmer de diverses manières, « Thérèse Raquin » représente un changement de rythme : telle qu’imaginée par Madame Edmundson, la Thérèse tragiquement réprimée interprétée par Madame Knightley apparaît sur scène pendant la quasi totalité des deux heures trente de la pièce. Et pendant les 30 premières minutes ou presque, elle parle à peine, n’entretenant que périodiquement une conversation à sens unique avec… une rivière.

Mais la vie de Thérèse devient rapidement plus passionnante (grâce à Laurent, un bel homme, ami de son époux, joué par Matt Ryan) et plus toxique (grâce à Laurent, encore). Selon le point de vue, le personnage est soit une victime de l’amour, ou simplement légèrement dérangé, avec en plus les changements d’humeur violents que l’une ou l’autre de ces conditions impliquent.

Il s’agit d’un rôle qui reflète par certains aspects l’approche au cinéma de Madame Knightley dans « Anna Karenine », une autre femme dont la liaison avec un autre homme déraille.

« Je m’intéresse beaucoup aux gens qui sont réprimés, de quelque manière que ce soit, raconte Madame Knightley, et je pense qu’il est tout à fait vrai que, très souvent, les gens qui essaient d’échapper aux entraves qu’ils perçoivent finissent par en être punis, quelles que soient ces entraves. »

Madame Knightley énonce cette remarque comme elle le fait pour beaucoup d’autres : de manière nonchalante et rapide, avec un sourire naissant (et un sens de la modestie) qui jalonnent sa conversation. Vêtue d’un pull-over noir confortable, d’une salopette sombre et de baskets Day-Glo (« Je suis complètement débraillée », dit-elle), elle communique une aisance spontanée et des opinions changeantes. Lorsqu’on lui demande si elle est extravertie, par exemple, elle commente certains autres sujets, avant d’arriver à cette conclusion :

« Je ne crois pas l’être, affirme-t-elle. Et pourtant, ce doit être le cas, parce que c’est mon gagne-pain. »

Son nouveau rôle pourrait bien surprendre les fans occasionnels de Madame Knightley (et même ses détracteurs), qui la voient toujours comme l’ingénue énergique vue dans « Joue-là comme Beckham », le rôle qui l’a révélée en 2002 ; comme l’héroïne au cœur lourd de films tels que « Reviens-moi » ou « Imitation Game » ; ou comme la bravache Elizabeth Swann de trois des films « Pirates des Caraïbes », qui l’ont rendue célèbre dans le monde, ont fait d’elle la cible du mépris d’Internet, et l’objet de harceleurs periodiques.

Mais désormais, âgée de 30 ans, Madame Knightley a vraisemblablement tiré un trait sur son passé de flibustier (elle n’est pas apparue dans le volet de la franchise sorti en 2011, ni ne sera dans le prochain, prévu en 2017). Et durant ces dernières années, elle est doucement parvenue à rassembler une liste éclectique de performances cinématographiques qui, si elle n’ont pas fait taire les critiques, les ont certainement mis à l’épreuve : « Never Let Me Go », d’après le roman de Kazuo Ishiguro à propos de clones qui donnent la chair de poule ; « A Dangerous Method », le drame opposant Freud à Jung ; « New York Melody », film romantique original avec Mark Ruffalo, dans lequel elle chante et joue de la guitare ; et « Girls Only », sorti l’année dernière, une comédie sur la passage tardif à l’âge adulte, dans lequel elle joue une femme traversant la « crise du quart de siècle ».

Cette période correspond également à deux incursions dans le milieu du théâtre londonien pour Madame Knightley, dont une reprise de « The Misanthrope » de Molière, en 2009, qui a bénéficié d’un accueil timide, et un essai reçu avec plus de succès, en 2011, dans « The Children’s Hour », de Lillian Hellman. Alors qu’il écrit dans The New York Times, Ben Brantley encense Madame Knightley et sa partenaire, Elisabeth Moss, pour leur « violence crédible ».

« On ne doute pas une seconde que ces deux femmes soient pétries de douleur, même si ce sont pour des raisons différentes, et de manières différentes », écrit-il.

Même avant cela, cependant, le personnage de Thérèse Raquin semble l’avoir attendue : on lui avait auparavant offert le rôle à deux reprise, alors qu’elle avait la vingtaine, et elle reconnait avoir refusé parce que c’était quelque chose qu’elle « ne savait pas comment jouer ».

De plus, dit-elle, elle était un tantinet inquiète quant à la raison pour laquelle les gens pensaient qu’elle ferait une bonne Thérèse. « Pourquoi les gens persistent-ils à me voir comme cette femme étrange, réprimée, vaguement psychotique ? » demande-t-elle.

Mais l’année dernière, lorsque son agent lui a envoyé l’adaptation de Madame Edmundson, elle s’est dit qu’il s’agissait d’un signe. « Lorsqu’on me l’a proposé pour la troisième fois, je me suis dit : ‘C’est bizarre’, se souvient-elle. Et j’en ai toujours peur, et je ne sais pas comment le jouer, et il existe tellement de problèmes pour monter la pièce. Mais j’étais prête à relever le défi. »

Ce qui est entré en jeu, confie-t-elle, est en partie l’ennui provoqué par la lecture « d’un nombre incroyable de scenarii avec des personnages de petites-amies ou de femmes qui soutiennent [leur compagnon]. »

« Je soutiens mon compagnon à la maison, dit-elle. Ca ne m’intéressait simplement pas particulièrement de jouer ça. » (L’époux de Madame Knightley est le musicien britannique James Righton.)

Cependant, elle a accepté de jouer le rôle avant de savoir qu’elle était enceinte, et son instinct initial après avoir appris la nouvelle a été de se retirer du projet. Mais une clique d’amies et de membres de sa famille ont plaidé l’inverse.

« Ma mère et d’autres féministes très tenaces de mon entourage m’ont dit : ‘Comment peux-tu dire cela ? Bien sûr que tu ne vas pas reculer, bien sûr que tu vas t’accrocher, bien sûr que tu vas le faire !’, raconte Madame Knightley. Et j’ai dit : ‘Oh, oui, oui, très bien, d’accord, oui, d’accord.’ Et ensuite, le moment s’est rapproché, et j’ai pensé : ‘Oh, ça risque d’être très délicat avec le manque de sommeil.’ Et c’est le cas. »

En effet, alors que la première approche, elle se bat contre un vilain rhume (peut-être dû à tous ces bains dans la rivière, sur scène) et s’est foulé le poignet lors d’une des premières représentations, alors qu’elle se jetait sur Gabriel Ebert, qui joue son époux allègrement cruel, Camille. De plus, il y a aussi eu la représentation brièvement interrompue par un admirateur masculin qui a lancé des fleurs (et une demande en mariage) depuis la mezzanine. (Elle n’est pas sortie du personnage, ni n’a accepté la demande.)

Les partenaires de Madame Knightley ont encensé sa capacité à repousser de telles distractions, ainsi que l’animosité que le succès de l’actrice semble engendrer chez certaines personnes, en particulier chez les femmes obsédées par la forme de sa mâchoire.

Judith Light, lauréate à deux reprises d’un Tony, qui joue Madame Raquin, la matriarche autoritaire française de la pièce, explique que l’attitude terre-à-terre de Madame Knightley, son intelligence et son sens de l’humour l’ont impressionnée.

« Dans une telle situation, ça peut se passer d’une ou de deux manières, et nous connaissons tous les histoires concernant les autres manières, commente Madame Light. Ca a tout simplement été une expérience tout à fait magnifique. »

Madame Knightley explique qu’elle est habituée aux critiques. « Je ne dis pas que les mauvaises critiques ou que ce genre de choses ne font pas mal, parce que, bien sûr qu’elles font mal, et c’est leur but, et elle doivent faire mal, dit-elle. Mais je ne peux pas les prendre trop au sérieux. On dit, en gros, que l’on n’aime pas lorsque je prétends être quelqu’un d’autre ? Très bien, d’accord. »

Cela vaut aussi pour la critique souvent répétée qui veut que Madame Knightley soit simplement bien éclairée, et non pas bien choisie pour le rôle, dans des films d’époque ; quelque chose dont elle ne cherche pas à s’excuser.

« Je joue dans beaucoup de films d’époque parce que j’aime ça, parce que je veux travailler en Europe, parce que c’est chez moi et, de manière générale, c’est ce que l’on produit en Angleterre, dit-elle. J’adore l’Histoire, vous savez, mais c’est en fait parce que ce sont les personnages les plus intéressants à mes yeux que l’on m’ait offerts. »

Et les personnages modernes ne sont souvent pas aussi complexes, avance-t-elle. « Ca pourrait venir de moi : je pense qu’il y a beaucoup d’actrices qui jouent des rôles très intéressants dans des histoires modernes, dit-elle. Mais ce n’est pas ce qui m’a été proposé. »

Evan Cabnet, le metteur en scène de la production, a révélé que Madame Knightley avait accepté le rôle après une conversation sur Skype longue de trois heures. Il a expliqué que, bien qu’il l’ait trouvée gracieuse, il a aussi aimé « ce véritable côté garçon manqué naturel, qu’elle n’a pas toujours l’occasion de s’autoriser. »

En effet, tandis que quelques uns de ses personnages les plus connus auraient été plus enclins à dire : « Comment, comment ? » ou « Halte ! », Madame Knightley manie un vocabulaire considérablement plus moderne, avec tous ses gros mots ici et là. Cela pourrait être en partie dû à « la conséquence d’une absence totale de sommeil », avec les répétitions et les représentations coincées entres l’allaitement tôt le matin et tard le soir.

Monsieur Righton amène souvent Edie au théâtre, quelque chose qui a, selon Monsieur Cabnet, un effet apaisant sur les acteurs. « Il y a quelque chose de tellement traumatisant émotionnellement dans cette pièce et cette histoire, il y a quelque chose de tellement beau, au milieu de tout ça, à avoir un petit bébé avec nous », explique-t-il.

En ce qui la concerne, Madame Knightley dit qu’il se pourrait bien qu’elle veuille « quelque chose de complètement frivole » après s’être attaquée à Thérèse. Mais, quel que soit l’accueil qui lui sera réservé à Broadway, il semble que sa plongée dans l’univers du théâtre (et des rôles sombres) se poursuivra.

« Je crois qu’en fait, c’est pour ça que j’aime le théâtre : ça ne perdure pas, lance-t-elle. Ce n’est pas comme un film, qui est gravé pour toujours. Elle poursuit : La représentation que vous voyez ce soir, qu’elle marche ou non, personne ne la verra plus jamais. Demain sera complètement différent. Et je trouve ça incroyablement romantique. »

Traduction © Admiring Keira Knightley. Reproduction interdite.